Paris, dont les priorités ont changé, a réorganisé, ces derniers mois, sa présence militaire et fermé la plupart de ses bases historiques en Afrique de l'Ouest. Mais l'arrivée de sociétés militaires privées employant des Français vient troubler l'objectif de discrétion voulu par l'état-major des armées à Paris.
Les urgences et les objectifs ne sont plus les mêmes. La guerre d'Ukraine a bouleversé les équilibres et les priorités. Les armées doivent désormais se préparer à un possible conflit de haute intensité. La lutte contre le jihadisme au Sahel est passée au second plan. L'armée française, prise dans un maelström de désinformation organisé par Moscou et ses supplétifs du groupe Wagner, a radicalement changé, à la fois l'organisation de sa présence militaire, et sa communication en Afrique. Les bases historiques au Tchad, puis en Côte d'Ivoire notamment, ont été rétrocédées au début de l'année 2025. Les grandes opérations, à l'instar de Barkhane, appartiennent désormais au passé.
La France tourne la page des bases permanentes et d'une présence visible. L'armée française, qui poursuit plusieurs partenariats militaires, ne veut plus apparaître en première ligne. Une discrétion revendiquée pour ne plus être la cible de campagnes informationnelles et d'influences étrangères, en particulier venant de Russie.
Les sociétés militaires privées ont toujours le vent en poupe
Mais la réduction des effectifs français a laissé un vide qui n'a pas tardé à être comblé. Des sociétés militaires privées ont rapidement proposé leurs services aux États souhaitant externaliser un large spectre de missions allant du soutien logistique, la sécurisation d'emprises, la formation, jusqu'à la protection de personnalités.
Contrairement à l'Alliance des États du Sahel, fondée initialement sous la forme d'un pacte de défense mutuelle conclu entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso le 16 septembre 2023, et qui a recours aux services de forces supplétives russes – le groupe Wagner puis Africa Corps –, de nombreux pays se sont tournés vers d'autres sociétés militaires privées. Ainsi, l'entreprise chinoise Beijing DeWe sécurise la construction de la ligne de chemin de fer Mombasa-Naivasha au Kenya, et les mercenaires de Sadat, société turque internationale de conseil en défense, jouent un rôle grandissant au moins en Lybie.
En Afrique de l'Ouest, les sociétés militaires privées multiplient les contrats. Les sociétés anglo-saxonnes, qui ont dans ce domaine une solide expertise, rencontrent un certain succès. Depuis des décennies, le Royaume-Uni et les États-Unis externalisent un grand nombre de missions, à la fois pour optimiser les budgets militaires, mais aussi et surtout pour réduire l'empreinte de leurs forces armées sur les théâtres extérieurs. Une législation très libérale sur la détention et l'usage des armes permet de réaliser un large panel de tâches. Ce savoir-faire suscite un vif intérêt dans les pays d'Afrique de l'Ouest soucieux de leur souveraineté et confrontés à une situation instable face à la pression jihadiste.
Les ex-soldats français sont très courtisés
Appréciés pour leurs connaissances fines des théâtres africains, où ils ont souvent été déployés, les ex-soldats français sont très appréciés. La langue est aussi un puissant atout. « C'est un petit monde ! », dit Peer de Jong, colonel des troupes de marine, aujourd'hui à la tête de Themiis, une entreprise de services, de sécurité et de défense (ESSD), active en Mauritanie. « Les ex-militaires français ont une excellente réputation. Et puis, les anglo-saxons ne parlent pas français, et c'est déterminant pour travailler en Afrique. Le numéro 2 de Bancroft [un groupe de sécurité privé, NDLR] est un Français, Richard Rouget. On l'appelle ''colonel Sanders'', c'est un ancien parachutiste. Si Bancroft veut travailler en Centrafrique, il dit : ''OK, alors on embauche des frenchs" [Français] ! »
Le recrutement des Français s'accélère et les entreprises sont nombreuses : Bancroft Global Development (États-Unis), G4S (Royaume-Uni, spécialisée dans la gestion d'installations sensibles et le transport sécurisé), The Development Initiative (Royaume-Uni, basée aux Bermudes, spécialisée dans les services liés au déminage), Relyant Global LLC (États-Unis, basée au Tennessee, elle offre des services de logistique et déminage), Erinys (Royaume-Uni, spécialisée dans la gestion des risques et la fourniture de services de sécurité dans des zones de conflit)... Ces sociétés britanniques et américaines ont toutes recruté d'anciens militaires français en Afrique.
Une présence marquée au Bénin
De source militaire occidentale, la société américaine Amentum déploierait actuellement au Bénin plusieurs « Frenchs », dont au moins deux anciens légionnaires et un ancien technicien en télécommunications ayant exercé au ministère des Armées. Amentum intervient dans le cadre d'un contrat visant à appuyer les forces armées béninoises dans la sécurisation des frontières avec le Burkina Faso et le Niger.
Ce déploiement s'inscrit dans le programme AfriCap du département d'État américain, à travers lequel cette société militaire privée fournit des formations et des services d'ingénierie. Des informations que rejettent les autorités : « Jusqu'à ce jour, le Bénin n'a pas contracté avec des sociétés privées », répond la haute hiérarchie militaire béninoise. « Il n'y aucun lien entre nos forces armées et des sociétés militaires privées ou avec cette société Amentum », ajoute-t-elle.
Joint par RFI, le porte-parole du gouvernement béninois, Wilfried Léandre Houngbedji, précise : « Nous avons des coopérations avec de nombreux pays comme la France, les États-Unis, la Belgique, même la Russie, selon nos besoins en instruction, en renseignement, en matériel. Ce sont des coopérations de longue date, bien plus anciennes que la présidence de Patrice Talon. »
Outre le Bénin, et de même source militaire occidentale, la présence de mercenaires français employés par des sociétés militaires privées anglo-saxonnes est avérée au Mali, au Burkina, en Côte d'Ivoire, en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, en Guinée et en Somalie.
Paris soucieux devant ces anciens soldats français employés par ces sociétés évoluant sur le continent africain
« Trois raisons militent pour déployer des sociétés militaires privées », souligne un officier de haut rang qui suit de près l'évolution des risques en Afrique : « La première est institutionnelle. Il y a des États qui ont besoin de mercenaires car leurs armées n'arrivent pas à faire face. Deuxièmement, il y a des entreprises privées qui veulent sécuriser leurs activités ou leurs ressortissants - exemple avec une société canadienne qui extrait de l'or au Burkina Faso, elle a besoin de sécurité. Enfin, les organisations internationales, les ONG qui font de l'aide humanitaire, ont aussi besoin d'être protégées. Les sociétés militaires privées se positionnent sur ce marché. Et comme on est dans une zone francophone et que les militaires français sont connus, reconnus, ont déjà bossé là-bas, connaissent la zone, ont leur réseau… Bien sûr que ça plaît aux boîtes anglo-saxonnes. »
Ces sociétés militaires privées, proches des cercles de décisions, permettent à Washington et Londres d'éviter une exposition directe en Afrique. Surtout, en externalisant leurs missions à des « contractors » (« mercenaires ») français, ces sociétés détournent vers Paris les risques de critiques ou de campagnes de désinformation, touchant à l'ingérence ou au néocolonialisme.
De cette observation naît un paradoxe : alors que les armées françaises s'effacent du paysage africain, parallèlement, le nombre d'anciens militaires français grossit dans les rangs des sociétés militaires privées. Et la situation inquiète en haut lieu, nous dit un observateur avisé au sein de l'état-major des armées : « Cette situation est-elle normale ? Est-elle à notre avantage ? Car ces anciens militaires restent fidèles à la France, et sur place, ils font le job. Ou faut-il essayer de contrôler ce qu'on ne peut pas éviter, c'est-à-dire réfléchir à une autre forme de sécurisation de certaines activités en ayant des sociétés militaires privées françaises contrôlées par les autorités ? Sauf qu'aujourd'hui, en droit français, ce n'est pas possible. »
Un outil d'influence très efficace
À l'état-major des armées à Paris, les sociétés militaires privées anglo-américaine sont donc devenues un puissant irritant. « La présence de sociétés militaires privées étrangères employant d'anciens militaires français peut se traduire par la perception d'une présence militaire française non officielle et non assumée, qui peut nourrir l'idée d'un agenda caché, d'une présence militaire masquée ou d'une tentative de manipulation de la part des autorités françaises. Elle peut effectivement brouiller la communication officielle de la France et des autorités béninoises sur l'absence de bases françaises sur le sol béninois », pointe un général au ministère des Armées.
Mais la dynamique des sociétés militaires privées en Afrique n'étonne pas Peer de Jong : « En France, nous n'avons pas cet outil-là. On n'a jamais privatisé et nous avons un temps de retard. La théorie de l'empreinte minimum a eu du mal à s'imposer. Aujourd'hui, les Russes, les Chinois, les Turcs, les Anglo-Saxons dominent ce marché en croissance. L'armée française est partie du Sahel sous les coups de boutoirs des Russes. Il y a aussi une énorme envie de souveraineté des États africains. Ils ne veulent plus d'armée française. Ils veulent des prestataires, des hommes en civil. Les militaires français jugent cette concurrence déloyale et la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense [DRDS, un service de renseignement français] est toujours inquiète de voir d'anciens militaires français intégrer ces sociétés militaires privées. Pour l'image des armées, ce n'est pas bon, pensent-ils. Mais les sociétés militaires privées sont un outil d'influence très efficace et qui, de surcroît, ne coûte pas cher car il est financé par les bailleurs comme l'Union européenne. »
La France dispose d'entreprises de services de sécurité et défense qui participent directement au renforcement des capacités de certains pays alliés ou partenaires. On peut citer par exemple la société DCI ou Expertise France. Mais la France ne dispose pas de sociétés militaires privées qui puisse être engagées au combat ou qui soit autorisées à employer des armes, comme c'est le cas pour la Russie (Wagner) ou la Turquie (Sadat). La loi n°2003-340 du 14 avril 2003 interdit et réprime l'activité de mercenariat qui implique l'emploi de la force et l'emploi des armes. Elle n'interdit pas les activités des sociétés qui travailleraient selon les lois anglo-saxonnes, mais celles-ci ne sont pas du tout entrées dans les mœurs en France et sont mal acceptées. C'est encore une sorte de tabou. Pourtant, à l'étranger, ces entreprises ne peuvent conduire aucune activité sans des autorisations très officielles. Tout cela est très encadré.
Choix cornélien : laisser faire ou intervenir ?
Les opinions publiques africaines et le champ des perceptions ont acquis un rôle stratégique. Si la pression sur les intérêts français en Afrique baisse, « l'incendie brûle toujours, mais en tout cas, on ne met plus de carburant sur le feu », dit un militaire français. Paris craint d'être à nouveau ciblé par les infox. « Pour les habitants, un Blanc qui parle français et qui porte une arme, même s'il est en civil, c'est un militaire français ou un agent de la DGSE [service de renseignement extérieur], donc on a un problème », laisse-t-on entendre du côté de Balard, au siège de l'état-major des armées à Paris.
La question, au plus haut sommet de l'État, reste en suspens, pour le moment. Les militaires français voient le danger se profiler : être accusés de barbouzerie, de vouloir renouer avec la Françafrique, et ils craignent que ces narratifs nourrissent la croyance tenace de bases secrètes françaises qui seraient situées au Bénin et au Nigeria. Des bases destinées à former des jihadistes dont l'objectif serait d'aller renverser les juntes des pays sahéliens. « Cette fausse information est très répandue et alimentent les conversations, y compris dans les cercles de pouvoir. Ces fausses informations n'ont aucun fondement, mais il est très difficile de prouver que quelque chose qui n'existe pas... n'existe pas », dit un militaire français de retour d'Afrique de l'Ouest.
Depuis des mois d'ailleurs, les officiels béninois s'agacent de voir circuler, y compris dans la bouche des dirigeants de l'Alliance des États du Sahel, des fausses informations sur ces « bases étrangères » au Bénin. « Nous sommes sortis des cordes du ring, souligne un officier d'état-major, nous commençons à retrouver une liberté d'action en Afrique, et cette histoire des sociétés militaires privées et d'ex-militaires français pourraient à nouveau nous marquer au fer rouge ». Les sociétés militaires privées pourraient être la bûche qui alimente à nouveau l'incendie de la Françafrique.
Avec RFI